Bhopal…
Quand je suis tombé sur ce livre de Dominique Lapierre dans la bibliothèque d’une amie (coucou Eve), je me suis rendu compte que je ne savais presque rien de cet évènement tragique. J’avais 9 ans en 1984 et l’actualité industrielle indienne ne constituait pas un centre d’intérêt prioritaire pour le petit auvergnat que j’étais.
Bien-sûr, pour l’auditeur de Systèmes de Management de l’Environnement que je suis devenu, Bhopal était la « mère des catastrophes industrielles » qui a notamment « motivé » la rédaction de la première mouture de la norme ISO 14001. Je n’en savais pas beaucoup plus avant de dévorer ce livre.
L’ouvrage de Dominique Lapierre et Javier Moro m’a donc éclairé sur les raisons de cet accident industriel. Mais peut-on parler « d’accident » industriel ici ? A partir de combien de morts faut-il changer de mot ? Même le terme de catastrophe ne parait pas à la hauteur pour qualifier une défaillance industrielle qui a causé la mort de 16.000 à 30.000 personnes (pas que le jour même mais dans les mois et années qui ont suivi) et blessé plus ou moins lourdement 500.000 autres indiens. 530.000 victimes ! à peine moins que la population entière de la Vendée.
En parallèle de la description factuelle des éléments qui expliqueront la fuite de gaz mortels en cette nuit du 3 au 4 décembre 1984, le récit s’attache à suivre la vie « normale » de protagonistes locaux et contemporains à l’Histoire de l’accident. Ces vies que le destin a mené à proximité immédiate de ce « bijou » qu’était le site industriel de la multinationale américaine Union Carbide. On s’attache aux personnalités, on suit leur aventure personnelle, leur survie, leur joie… jusqu’au mariage de Padmini, ce soir du 3 décembre 1984. Cette approche humanise les chiffres froids du nombre de victimes. Ils étaient vivants, comme nous.
Ce que je retiens tout particulièrement de cette lecture, c’est l’analyse fort bien documentée des circonstances qui ont abouti à cet effroyable échec industriel. Tout accident est multi-causal, la chronologie des évènements le démontre ici clairement. Une enquête remarquablement documentée qui devrait être enseignée dans les écoles de management.
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Une belle histoire : la science au service de l’Humanité
Le début de cette histoire est remplie du positivisme ambiant d’une période où l’industrie chimique ouvre des nouveaux champs des possibles. Qui peux reprocher à une industrie en plein développement et en pleine réussite, de proposer à un pays en développement comme l’Inde, une sécurisation de sa production agricole ? Dans un pays où la pluviométrie est incertaine et où les insectes mangent massiquement plus de cultures que les hommes qui travaillent les champs, les solutions de l’agro-chimie sont miraculeuses. Alors, quand un des trois géants mondiaux de la Chimie, Union Carbide, choisit la ville de Bhopal pour fabriquer son insecticide phare – le SEVIN – c’est une très bonne nouvelle.
C’est même la fête ! 1.000 emplois directs aux plus belles périodes avec des niveaux de rémunérations inédits en Inde. Les emplois indirects sont aussi légions. L’usine attire les sans ressources qui vont s’installer aux portes de l’usine. C’est une ambition pour toute la population locale que de travailler chez Union Carbide.
Les autorités sont fières de montrer le développement économique de leur territoire et font tout pour bien accueillir l’industriel, les gens se considèrent bénis des Dieux de bénéficier de cette création de richesse et les investisseurs américains envisagent un marché juteux pour débouché de son produit magique (il y avait 400 millions de paysans indiens à ce moment). Les agents commerciaux de la multinationale assuraient aux paysans que pour « chaque roupie que tu dépenseras pour acheter du Sevin t’en fera gagner cinq« .
Magique, magique… Au fait, on y fait quoi dans cette usine surdimensionnée ?
La question ne se posait pas vraiment pour les employés : de la poudre blanche. Une sorte de médicament pour les plantes. Que du bon ? En fait non; pour faire la belle poudre blanche qui protège les rosiers et les tomates (le SEVIN est apparemment toujours en vente aux US !!), le process fait intervenir de l’Isocyanate de méthyle (le MIC) qui a des particularités létales pour le genre humain. Dans les conditions normales, le MIC est un liquide incolore d’odeur âcre. Il est très volatil et il a une température d’ébullition relativement basse (39°C). Il est aussi hautement inflammable. Enfin, il est soluble dans l’eau mais n’est pas stable car il réagit avec cette dernière (c’est ce qui déclenchera la réaction exothermique le 3 décembre 1984). Pour le fabriquer, il faut du Phosgène (célèbre gaz de combat) et de la Méthylamine (dérivé de l’Ammoniac) qui ne sont pas franchement non plus les amis de ce qui est vivant. Bref, ça pu, ça tue quand on le respire et ça doit rester à 0° pour pas rentrer en ébullition.
Probablement que les dirigeants d’Union Carbide étaient sincères quand ils déclamaient leur engagement humanitaire. Leurs innovations devaient permettre de nourrir une population en manque.
Probablement que les engagements de la firme en matière de Sécurité des Hommes étaient sincères (« Safety First » – « Good Safty and good accident prevention praticies are good business« ) et leur expertise technique réelle.
Surement que les investissements engagés au début du projet pour former le personnel indien sur les sites américains étaient un engagement fort pour transférer les compétences.
Pourtant le manque d’humilité et de transparence de cette entreprise toute puissante pue autant que son produit. Savoir que l’entreprise n’a jamais communiqué la composition de ses produits aux services sanitaires locaux alors que des stocks de thiosulfate de sodium auraient sauvé des vies. Un antidote existait…
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« Les histoires d’amour finissent mal… en général »
Le marché n’était pas là. L’usine était trop grosse et non rentable. La multinationale a donc du baissr la voilure dès 1982/83. Les moyens libérés pour l’entretien du matériel ont chuté en conséquences. De petites économies en petites économies, on a coupé la réfrigération du MIC, on a laissé les vannes se détériorer, diviser par deux les effectifs…
Les hommes compétents qui avaient conçu le site, ont aussi quitté les lieux. La culture de la sécurité a disparu petit à petit… Au point que les audits du groupe n’ont plus été pris en compte. Les signaux faibles ont été nombreux, mais plus personnes n’était en capacité (ou en volonté) de les identifier.
Trois dispositions de préventions basiques ont, par exemple, été oubliées progressivement : stocker peu de MIC sur site (une des cuves était quasiment pleine de MIC), toujours maintenir le MIC en dessous de 0°C (la réfrigération était coupée le jour de l’accident), toujours maintenir une torchère en fonctionnement pour évacuer les émissions gazeuses en cas de soucis (la torchère était hors service le jour de l’accident).
Moins de prévention industrielle, mais surtout une proximité des habitations impensable ! Les bidons-villes sont à quelques mètres du site et les habitants n’ont jamais été sensibilisés à un quelconque danger ou procédure de réaction en cas d’urgence. Pire : les sirènes d’alarmes étaient orientées vers l’intérieur du site, pas vers l’extérieur. Les salariés seront sauvés (sauf un), les morts seront les habitants des taudis alentours.
Et, je n’aime pas le dire, mais Mr Pasdechance était aussi au rendez-vous de cette nuit mortelle. Mr Pasdechance a fait en sorte que ce triste dimanche soir de nombreux évènements festifs se déroulaient dans les rues populaires de Bhopal (mariages, déclamations publiques de poèmes, pèlerinages, arrivée d’un train complet quelques minutes après l’accident à la gare située devant le site…). Enfin, Mr Pasdechance a orienté le vent vers le bidonville. Le pire des scénarios.
Pour la suite… ce fut une horreur qui se prolonge encore dans le temps (séquelles physiques et psychologiques durables). Aucun jugement n’a été prononcé contre Union Carbide.
Je n’oublierai jamais cette lecture.